Dans la lignée de la récupération d'ancien billet, voici un récit du 22 février 2008, écrit à mon retour du spectacle de Fabrice Lucchini Le point sur Robet :
Mercredi dernier, je suis allé voir Luchini en spectacle. Cela s'appelait le point sur Robert, et annonçait une lecture de Roland Barthes, comment y résister ?
20h j'arrive au Théâtre Renaissance, architecture et des affiches de Luchini en grand à l'extérieur. Je rentre, miracle, ce soir-là pas de problème avec ma réservation théâtre online. Je passe le contrôle des billets, on me dit 4ème étage pair. Je monte. J'arrive à ce qui me semblait être le premier étage mais qui devait être plutôt le deuxième, l'air mal assurée me demandant si je m'étais trompée d'escalier à la vue de ce groupe de jeunes femmes portant un t-shirt du théâtre. Eh non, ce sont les charmantes personnes chargées de guider chaque spectateur à sa place. C'est merveilleux. Je monte donc à ce qui est à mes yeux le troisième étage. Je découvre le théâtre.
C'est donc un ancien théâtre qui garde ses airs de dix-neuvièmes siècles malgré les modifications apportées pour transformer les balcons en espace pouvant recevoir des rangées de spectateur. Le plafond est une petite coupole peinte de motif allégorique. Il y a 3 étages de balcon sans compter bien-sûr le dernier où se trouve les lumières. Je suis au second. Ce que j'appelle balcon, c'est une sorte de grande galerie en U qui encadre le par-terre et où se trouvent sur les côtés trois rangs et davantage dans la partie face à la scène. Je suis sur les côtés et découvre ainsi pourquoi le théâtre est au dix-neuvième siècle est plus le lieu où l'on est vu que le lieux où l'on voit. J'ai une très bonne vue sur les spectateurs. Pour voir la scène il faut s'accouder sur la balustrade voire au commencement pour Valéry se pencher. Il n'y a personne derrière nous, vu qu'à ces places-là, il est impossible de voir. Un couple arrive assez rapidement à côté de moi, la femme, ma voisine, est chaleureuse. La salle se remplit.
Puis, 20h30, un peu passée, alors que les lumières ne sont pas encore entièrement éteinte. Luchini paraît sur scène, les bras chargés d'une colonne de livre et les pose sur la table qui est avec le fauteuil rouge et les deux chaises, le seul décor. Il est vêtu très simplement, un peu comme si il nous recevait chez lui et cette arrivée avec une fournée de livre que l'on ne lira pas forcément ou dont on ne va tirer que des maigres extraits, éveille en moi de doux souvenirs.
Il prononce quelques paroles avec sa première lecture. Nous remerciant d'être là et annonçant que l'on accueillerait les retardaires de façon fraternelles, il créait une ambiance chaleureuse, a-t-il C'est Welcome, dès ce moment ? Je ne le sais, je n'y faisait pas encore attention.
Luchini s'installe dans le fauteuil rouge au coin de la scène, un ouvrage aux pages jaunies et qui tombe en morceau. Il s'agit de Tel quel de Valéry. Il commence à lire de sa voix mesurée et basse :
"Une exposition de peinture. Un tableau et deux hommes devant lui. L'un, à demi penché sur la barre, parle, explique, éclate. L'autre est muet. On devine à sa courtoisie qu'il est absent."
Il lit ainsi en sachant mettre du relief et donner de la vie aux mots sans que l'on ait l'impression de l'artifice de la déclamation théâtrale et oratoire. Cette dernière phrase, il la répéte, plus fort, de sa diction qui fait si bien attention à séparer les syllabes. Il nous le met en relief pour que l'on suive bien les éléments du texte. Il ne lit pas vraiment, il connait le texte, le papier n'est là que comme support et pour se donner une contenance et avoir ce côté informel de la lecture. Je suis dès les premiers mots transportées de joie, tout ceci a vite l'obscurité d'un jeudi matin et il y a Barthes en perspective. Je suis pendue à ses lèvres, je me penche comme les autres, pour le voir, ne pas perdre un de ses mouvement. Sa lecture sans interruption se poursuit de la manière que j'ai décrit avec des mises de relief qui n'interrompent nullement le rythme.
"Il tend l'oreille et refuse l'esprit. Il est au Bois, à la Bourse, ou chez une dame ; mais il est impossible d'être plus loin avec plus de formes et de présence sensible.
Une manière d'artiste, à deux pas derrière eux me regarde ; son oeil m'adresse tout le mépris de ces explications sonores qui s'entendent d'assez loin.
Et moi, comme je suis au premier plan de cette petite scène, que je vois à la fois le tableau, les amis, le peintre dans leur dos ; que j'entends le parleur ; que je lis le regard du témoin qui le juge, - je crois que je contiens les uns et les autres, je m'attribue une conscience d'ordre supérieur, une juridiction suprême ; je bénis et condamne tout le monde : Misereor super turbam..."
Ces mots, à présent que je les redécouvre sur le pied ont une résonnance particulière, ils me semblent réentendre cette voix, j'essaye d'en ressaisir les accents mais en vain. Pourtant, parfois au détour d'une ponctuation, mon souvenir me rend le son juste. Dès que je veux y mettre un mot, je me heurte à l'impossibilité, le terme juste n'existe pas, surtout pour rendre cette spécificité de la parole. Je voudrai rendre les accents, les rythmes mais ne le puis. Je lutte déjà pour retrouver l'intégralité du souvenir et remettre les pièces en ordre. Je doute. En tous cas, j'iradie de joie de me trouver dans ce théâtre et de me fondre dans ce flot de mot. La lecture, même, est perturbante, l'impression étrange que ce n'est plus le texte, mais c'est bien lui en fait avec quelques répétitions et cette vitalité qui lui est conférée.
Comment avons-nous atteint ce pont de Londres, je ne m'en souviens pas, je pense que ce fut une de ces liaisons mystérieuses dans le doux flux de la lecture où l'on se laisse bercer, cherchant périodiquement à ressaisir le fil par le sentiment qu'il y a un sens qui nous attend comme ces jeudi matin où bercé on se retrouve tout d'un coup face à la question incapable d'y répondre et de retrouver ce qui a empli nos oreilles alors que nous n'en avons pas perdu une syllabe.
Dans les aléas, de l'accoustique ce pont de Londres devint pour moi le pont de l'onde, j'étais dans l'obscurité.
"Je passais, il y a quelque temps, sur le Pont de Londres, et m'arrêtai pour regarder ce que j'aime : le spectacle d'une eau riche et lourde et complexe, parée de nappes de nacre, troublée de nuages de fange, confusément chargée d'une quantité de navires dont les blanches vapeurs, les bras mouvants, les actes bizarres qui balancent dans l'espace balles et caisses, animent les formes et font vivre la vue.
Je fus arrêté par les yeux ; je m'accoudai, contraint comme par un vice. La volupté de voir me tenait, de toute la force d'une soif, fixé à la lumière délicieusement composée dont je ne pouvais épuiser les richesses. Mais je sentais derrière moi trotter et s'écouler sans fin tout un peuple invisible d'aveugles éternellement entraînés à l'objet immédiat de leur vie.
Il me semblait que cette foule ne fût point d'êtres singuliers, ayant chacun son histoire, son dieu unique, ses trésors et ses tares, un monologue et un destin ; mais j'en faisais, sans le savoir, à l'ombre de mon corps, à l'abri de mes yeux, un flux de grains tous identiques, identiquement aspirés par je ne sais quel vide, et dont j'entendais le courant sourd et précipité passer monotonement le pont. Je n'ai jamais tant ressenti la solitude, et mêlée d'orgueil et d'angoisse ; une perception étrange et obscure du danger de rêver entre la foule et l'eau.
Je me trouvais coupable du crime de poésie sur le Pont de Londres."
Cette fin du texte de Valéry me faisait penser à Céline. Je ne puis vraiment rendre cette lecture, cela donne ici l'impression d'une sorte de bloc, or ce n'était pas le cas. Luchini arrivait à un donner un rythme à tout cela que je ne puis rendre car je ne sais cartographier les silences. Est-ce à ce moment-là ou un peu après qu'il y eut 'interruption. En bon pédagogue, Luchini avait su alterner les lectures compliquées à des pauses qui permettaient à l'esprit du spectateur de se reposer.
Voici donc l'arrivée des retardataires. Les lumières se rallument légèrement, Luchini se demande si il va y en avoir comme c'est la tradition à ce moment-là, c'est finalement le cas. Nous les applaudissons. Luchini reprend son expression du début concernant l'accueil fait aux retardaires et là il a dû y avoir c'est Welcome. Il annonce qu'il ne laissera personne en chemin et qu'il va tout recommencer et ainsi refaire tout le pont de Londres mais non, ce n'était qu'une plaisanterie pour effrayer les roberts du premier rang. Le pont de Londres devient le synonyme d'une complexité effrayante, une forme de martyr pour Robert.
Je laisse de côté la fin de la lecture de Valéry pour expliquer Robert. Luchini interrompt sa lecture, commente je crois les toux qu'on entend parfois dans la salle. Il dit alors à peu près : "C'est à ce moment-là du spectacle que je laisse partir ceux qui le veulent. Ils ont encore un quart d'heure pour partir, on ne leur en voudra pas, on les rembourse même. C'est Welcome. Avant j'étais irrité mais plus maintenant, c'est welcome. Ce spectacle n'est pas fait pour les hétérosexuels abonnés à l'équipe. C'est un spectacle pour femme, homo et hétéro à problèmes. Vous pouvez partir, c'est Welcome, car ça va être comme ça toute la soirée, bien que l'on ait fait le plus dur...." On avait donc là le moment de compassion pour les pauvres époux et petits amis qui avaient été traînés à ce spectacle, ne comprenaient pas ce qui se passait. C'était vraiment hilarant, surtout en pensant à Barthes, quand on a testé à 8h du matin le degré zéro de l'écriture, on a ainsi un plaisir un peu pervers en pensant à ceux qui ne savent absolument ce qui va leur tomber sur le coin du nez.